MEMORIAUX DE ROUILLE
DE LA VALLEE DU CAROL

 

Elles furent remisées dans un coin de resserre ou reléguées au fond d’un pré, à l’abri sous un arbre ou contre un mur de pierre, au cas où… Antiques machines agricoles à l’usage d’une paysannerie confrontée à une inexorable modernité. Vite obsolètes, tombées en désuétude, elles ne furent pas pour autant envoyées d’emblée à la refonte. Il est vrai qu’elles avaient été conçues pour durer pas moins d’une éternité, fabriquées ainsi, dans les aciers les plus massifs et les fontes les plus épaisses.

Ces machines agricoles qui apparurent progressivement durant la première moitié du vingtième siècle, entraînèrent la vallée dans le chamboulement du progrès. En peu de décennies c’en fut alors fini de la vie ancestrale, de l’autarcie, des immuables pratiques qui se transmettaient d’une génération à l’autre. Elles allégèrent certes les durs labeurs en même temps qu’elles réduisirent la nombreuse main d’œuvre jusqu’alors nécessaire aux travaux des champs, ouvrant ainsi toutes grandes les portes de l’exode rural.

Elles furent d’abord tractées par la force animale, essentiellement des attelages de rustiques vaches de race carolaise, habituées, de longue date, à porter le joug notamment pour tirer charrues et charrettes. Les plus emblématiques de ces machines furent sans aucun doute les faucheuses mécaniques avec leur long bras hérissé de couteaux affilés comme des dents de requin et leur curieux siège métallique en forme de fessier. Une personne à l’avant qui en tapotant avec un bâton sur le joug menait l’attelage et une autre sur le siège pour manœuvrer la machine. L’herbe ainsi coupée se couchait soigneusement en larges bandes régulières et le pré tout entier était fauché en bien moins de temps qu’il en aurait fallu à une cohorte de bras armée de faux.

Comme la plupart des régions montagneuses, la vallée du Carol a été de tout temps, une terre d’élevage tournée vers le pastoralisme. La fenaison y a toujours représenté le plus gros du travail de la ferme. Après les faucheuses, les paysans se dotèrent de faneuses, ingénieuses machines destinées à retourner le foin. De même, ils optèrent pour les râteleuses et autres andaineuses, sortes de longs râteaux mécaniques munis d’une multitude de tiges métalliques qu’une personne assise sur un siège central abaissait ou levait pour disposer le fourrage en andain. Cependant, il fallut attendre l’avènement du tracteur pour voir apparaître les premières botteleuses car les attelages d’animaux manquaient de puissance pour mettre en branle les multiples rouages nécessaires pour presser et ficeler le foin. Bien évidemment, dès qu’ils purent acquérir ces fameux tracteurs, les paysans s’empressèrent d’adapter, avec plus ou moins d’ingéniosité, les outils en leur possession pour pouvoir les atteler à l’arrière de leur engin. Mais ce satané tracteur, objet de toutes les convoitises, fut, en n’en pas douter, le cheval de Troie de la paysannerie. Progressivement mais irrémédiablement, c’en fut fini des paysans, ceux qui subsistèrent, exercèrent un métier, celui d’agriculteur. Sans autre choix, ils prêtèrent allégeance à la mécanisation, aux banques, à la rentabilité, pour en arriver de nos jours à passer le plus clair de leur temps enfermés dans la cabine d’un tracteur ou rivés sur un écran d’ordinateur.

 

LA VALLEE DU CAROL AU TEMPS JADIS

Les photographies anciennes témoignent d’une vallée bien différente, difficilement reconnaissable tant la physionomie des lieux a changé. Les forêts restaient alors cantonnées sur le haut des montagnes, les flancs étaient soigneusement entretenus et des murets de pierres délimitaient le moindre carré de terre où il était possible d’arracher un brin de subsistance à la nature. De nos jours, bouleaux, noisetiers et broussailles envahissent inexorablement ces terrains, seules quelques rares parcelles qui se prêtent à la mécanisation, résistent encore aux assauts.

Il faut chercher au milieu des herbes folles, dans les prés à l’abandon, parfois même se frayer un chemin dans les fourrés et les genets pour découvrir ces antiques machines agricoles. Certains considèrent ces fatras de ferraille en pleine nature comme des dépotoirs, des décharges sauvages souillant la vallée. Voyons-y plutôt des vestiges à la gloire de la paysannerie, des monuments occultes d’un monde de dur labeur à jamais disparu où chaque antique machine conserve les traces d’une histoire singulière comme  autant de mémoriaux cuirassés par la rouille.